Chapitre sceptre

(où Antoine se révèle être le roi de l'évasion)

Petit retour en arrière de quelques heures…


Peu après le départ de son père du palais de justice, une fourgonnette de police vint prendre livraison d'Antoine pour le transférer à la prison de la rue des Lys.

Junior était abattu. Il refusait ce sort qui s'acharnait contre lui. Tout en descendant l'escalier de marbre, encadré, menotté, infamé, 25 il réalisa que l'esprit san-antonien circulait dans ses veines en lieu et place d'un sang dont il reniait l'origine. Il repéra le seau et la serpillière abandonnés par une personne de ménage convoquée de toute urgence aux cagoinsses pour cause de melonite aiguë, et se prit volontairement les pinceaux dedans.

Sa chute fut spectaculaire. Il déboula un demi-étage tête par-dessus cul, cul par-dessus tête.

« Ce serait un cas rare que sur ce marbre le prisonnier ne se fût pas rompu le cou… » songea l'un des flicards, plus intelligent que la moyenne des moyens.

Pas le cou, pas le nez, pas le bec, alouette, mais la cheville. C'était un moindre mal. San-Junior souffrait d'une vive entorse et paraissait incapable de marcher.

On fit venir une turbulence diesel pour l'emmener à l'hôpital. Aux urgences, un interne demanda d'un ton pète-sec qu'on retirât les menottes au blessé. On allongea Antoine sur un chariot et le laissa poireauter selon l'usage une demi-plombe dans un couloir fraîchement repeint à la pisse de malades. Personne ne s'occupant de lui, Junior eut envie de se dégourdir les guibolles et s'aventura sans boitiller la moindre dans la salle des ambulanciers.

Il enfila une blouse blanche qui traînait sur un siège et poursuivit sa déambulation.

Devant la porte des admissions, les policiers grillaient peinardement des clopes pour tuer le temps, comme si le temps ne nous tuait pas assez ! Ils n'avaient pas à s'inquiéter : pour sortir des urgences, le prévenu était obligé de passer devant eux.

C'est exactement ce qu'il fit, quelques instants plus tard, au volant d'une ambulance, pin-pon et girophare en batterie.

« Encore un carton sur l'autoroute A 10 ! » songea l'un des flicards moins intelligent que la moyenne des moyens.

Se référant aux panneaux indicateurs, Antoine se rendit à la gare de Chartres, rangea ostensiblement son véhicule en double file et courut acheter un billet pour Paris qu'il composta en toute hâte car le train n'allait pas tarder à démarrer. Il grimpa dans un wagon désert, retira sa blouse, la fourra sous un siège en laissant dépasser un long pan. Puis il ressortit par la porte côté voie et se fondit dans la nature.

Toute la volaille du cru penserait ainsi qu'il avait regagné la capitale. Ce n'était pas dans ses projets. Il voulait retourner dans les plaines de Beauce où son instinct l'attirait.

Comment se déplacer rapidement sans attirer l'attention ? Le train, le car, la location de voiture lui étaient interdits. Voler une bagnole ? Pourquoi pas ? Il avait parcouru en cachette le dossier de ses parents biologiques. Eux, n'auraient pas hésité à braquer une caisse. Mais Junior se voulait différent. C'était son obsession.

En passant devant un magasin de sports il eut la révélation.


*

*  *


Il est une plombe du mat' lorsqu'on arrive à la gendarmerie de Bourg-Moilogne, le Gravos et moi. Le lieutenant Deport nous accueille, prévenu qu'il était par son chef, suivant l'admirable tournure mise au point par Thierry Toutafait. Le gars se fend d'un salut militaire que Béru, pas encore débeurré, lui rend en fourrant un doigt dans sa braguette.

Nous arrivons à point nommé car les mecs de l'Identité judiciaire sont en train de charger la victime dans un fourgon.

— Aucun papier, vêtements anodins, visage, seins et ventre saccagés, la fille ne va pas être facile à identifier ! explique Deport.

— Le visage aussi ? m'étonné-je. Ce n'était pas le cas de Mélanie.

— Cette fille s'est débattue. L'assassin lui a écrasé la tête avec une grosse pierre.

Il se tourne vers ses sbires.

— C'est bon. Vous pouvez embarquer le corps.

— Un instant ! crié-je.

Crois-moi, le spectacle de ce cadavre atrocement mutilé ne sera jamais monté au Casino de Paris. Je dois mobiliser tout mon courage et endiguer une gerbe véhémente pour le contempler. Un détail attire mon attention : la couleur des cheveux de la victime. Malgré l'obscurité ambiante, la boue et le sang qui la souillent, la chevelure de la fille s'impose dans des dominantes rousses. J'observe son visage. Un Picasso sanguinaire lui a refait le portrait. On ne sait plus où se trouve l'œil gauche par rapport à la bouche, au nez et à l'autre œil.

Surmontant ma répulsion, je fais basculer la morte sur le ventre et soulève les lambeaux de sa jupe pour découvrir ses fesses. J'attrape la torche d'un des policiers et en braque le faisceau sur le haut de la cuisse droite.

« Bingo ! » m'exclamé-je en aparté, ce qui ne fait guère de bruit.

Cette tache de vin ressemblant à l'Australie en miniature, je l'avais remarquée tandis que la gamine grugeait le mollusque de sa patronne.

La suppliciée n'est autre que Suzie, la petite bonne de la ferme du Pinson-Tournan. Mais cette info, je la garde pour ma pomme, jusqu'à nouvel ordre.


*

*  *


L'adjudant Delait nous a concocté un café de première bourre. Outre trois grains d'arabica, il a fait bouillir les chaussettes de la gendarmerie, plus un ou deux caleçons, pour renforcer le côté robusta. On s'extasie. Béru, refaisant surface, réclame un coup de gnole. Panique à bord. L'alcool est théoriquement prohibé en ces murs. Mais un gendarme se remémore une saisie chez un bouilleur de cru pas trop franc du collier et fonce à la cave.

Dix minutes plus tard, le Mastard est à nouveau pété comme un coing et moi j'entreprends le lieutenant Deport. Parce que j'ai besoin de consigner les éléments d'une enquête pour bien m'en pénétrer, je les note de façon lapidaire sur l'un de mes petits carnets. Je t'ai déjà parlé de cet inépuisable stock qu'on a retrouvé dans le grenier, Félicie et moi, après la mort de papa. On n'a jamais su à quoi pouvaient lui servir ces calepins, surtout par caisses de cent ! Un jour ou l'autre, un journaliste plus naleux que les autres les décrétera « culte », ces carnets où j'aurai griffonné les bases de ma modeste prose. Aujourd'hui, ce qui survit plus de trois mois dans la mémoire connective est baptisé « culte ». Série culte, chanson culte, film culte, tout est culte, mêmes les troudus.

— L'heure du crime ? bille-en-têté-je.

— Selon le toubib, lorsqu'il a découvert le corps, la fille venait tout juste de mourir. Mais comme c'est un alcoolique notoire, il faudra attendre l'avis du légiste, récite Deport en flic consciencieux.

— L'heure de la découverte ?

— 18 h 30.

— Donc bien après que Nicolas eut tiré sur votre patron et se fut enfui ?

— Sans vouloir me glorifier, commissaire, je me suis tenu le même raisonnement.

— Aucune piste, de ce côté-là ?

Deport fait la moue.

— Rien ! Le 4 × 4 du fuyard n'a été signalé nulle part. C'est comme s'il s'était volatilisé au milieu de la Beauce.

Centrer ! Toujours centrer ! Au foot, au rugby et dans une enquête. C'est dans le noyau que se trouvent les forces vives d'une cellule, d'un jeu, d'un être.

— Revenons à hier soir, centré-je-t-il donc. Le médecin du village découvre le cadavre de la fille dans un petit bois. Bien. Que faisait-il dans ce petit bois ?

— D'après ses déclarations, une envie pressante l'a poussé à s'arrêter, précise Deport. Ce bosquet est le seul entre Chartres et Bourg-Moilogne. Il a été baptisé « gratte-merde » par les autochtones.

— Je vois. Le toubib s'arrête, dégrafe son bénouze… et après ?

— Des phares l'aveuglent, surgissant du néant, poursuit le lieutenant avec un sens incontestable de la dramaturgie. Un véhicule qui déboulait de l'intérieur du bois a obligé le médecin à plonger dans les broussailles.

— Vous avez relevé des traces de pneus ?

— Rien de significatif. Le sol est gelé et marque peu… A mon avis, c'est l'assassin que le docteur a croisé.

Je hoche la tête, pensif.

— Oui. A moins que ce médecin ait menti. Où est-il ?

— Chez lui, suppose le flic, commençant à déconfire.

— Vous l'avez laissé repartir ?

— Eh bien… Il a reçu un bip d'urgence… Ce toubib exerce dans la région depuis vingt-cinq ans… Je lui ai demandé de venir faire sa déposition demain matin au commissariat de Chartres.

— Vous avez bien fait, admèche, car il m'arrive parfois de ne point être cruel.

Manière de me certifier son allégeance, Deport m'aide à charger Béru à l'arrière de sa poubelle et me fournit l'adresse du médecin témoin. Tandis que je m'installe au volant du tas de boue, je pose au jeune flic la question qui me taraude.

— Dites-moi, lieutenant Deport, vous vous prénommez Franco, j'espère ?

— Affirmatif, commissaire ! dit le type en rosissant d'émotion. Comment avez-vous su ?

— Une intuition.


*

*  *


La baraque du toubib est une fermette de briques et de broc située à la sortie de la bourgade. Sur l'un des pilastres (en pierre ponce) une plaque de cuivre mentionne : « Docteur Albert Collot (Al, pour les intimes) Ex-interné de la Faculté de Setaire. »

Le portail n'est pas fermé, aussi le poussé-je et m'aventuré-je dans le jardinet. J'ai préféré laisser Béru sur la touche. A demi éveillé, le Goret effectue des gammes sonores et odorantes qui, grâce à une déchirure judicieusement disposée dans le fond de son pantalon, marquent au pochoir les banquettes surmenées de sa vieille Citroën.

J'avale les trois marches du perron d'une seule foulée. Je m'apprête à presser la sonnette mais constate que la porte d'entrée de la cagna est plus ouverte qu'une moule explorée par l'appendice du Gravos. Pareille circonstance ne me dit rien qui vaille. Je dégaine mon feu et progresse dans la maison à la seule lueur de la mini-torche planquée dans la poche revolver de mon slip. Je parcours un bref corridor, une salle d'attente habitée par un philodendron galeux et la reproduction d'un clown de Buffet à peine meilleure que l'original, puis je pénètre dans le cabinet médical.

Et là, mes enfants, je suis accueilli par un squelette vert fluo qui m'arrache un gloussement de stupeur. Je tâtonne à la recherche de l'interrupteur et donne la lumière. Spectacle grand-guignolesque, le corps du toubib se trouve debout, coincé à l'intérieur d'un appareil de radioscopie remontant aux premières règles de Marie Curie.

Je manœuvre l'engin pour dégager le cadavre qui s'effondre à terre, récupérant une position plus confortable pour un macchabée. Je le pubodorais, Al Collot est le médecin qui pansa naguère le museau de Nicolas escagassé par mes soins. La mort a transformé la couperose de ses joues en une horrible mantille verdâtre. En guise de cadeau Bonux, une hache fend son crâne en deux comme une bille de bois. Je ne peux m'empêcher d'évoquer Martial, le fils du contremaître de la ferme où officiait Suzie, frappant tel un mulet à grands coups de cognée. Seulement tu l'imagines, toi, ce Gol, installant sa victime derrière la plaque de la radioscopie ? Ce genre de mise en scène est l'œuvre d'un sinoque, sans doute, mais pas d'un débile.

Je musarde dans le cabinet sans dénicher d'indice intéressant. L'assassin a manifestement pris soin d'effacer toutes traces de son passage. Un clignotement rouge attire mon attention. Il provient d'un répondeur. Un seul message, émis à 18 h 55, soit moins d'une demi-heure après la découverte du corps de la fille par le docteur. L'annonce du toubib signale que l'appel sera relayé sur son bip. Puis une voix nasillarde se fait entendre : « Ici, les pompiers de Verneuil-Debronze, on vous amène un type qui s'est fracturé le bras en tombant d'un fraisier ». Sur le mort, je dégotte le bip et le numéro de cet appel. Il ne me faut pas plus de trois minutes pour découvrir que le coup de fil n'émanait pas d'une caserne de sapeurs, mais d'une cabine téléphonique plantée à moins de cent mètres de chez le Dr Collot.

Je sors mon inéluctable calepin et note mes premières conclusions. De toute évidence, le médecin a croisé la voiture de l'assassin de Suzie. Cet assassin l'a vu et a craint d'être reconnu. D'où ce coup de fil pour l'éloigner au plus vite des flics.

Une pensée me hante. Le toubib connaissait-il la rouquine ? En farfouillant dans ses dossiers, je découvre que la petite bonne le consultait régulièrement depuis plusieurs mois. Est-il possible que Collot ne l'ait pas identifiée ? L'ivresse perturbe les réflexes et la réflexion, mais pas le sens de l'observation !

Alors pourquoi n'a-t-il pas révélé aux autorités le nom de la jeune fille ? Comme moi, pour garder une longueur d'avance sur les flics ? Ou pour négocier avec celui ou celle qu'il estimait coupable de cet horrible meurtre ?

Un entretien avec la pétulante Mathilde s'impose, non ?




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